Le « coût du travail » sert d’alibi à toutes les politiques d’austérité. Le coût du capital, lui, est passé sous silence. Pourtant, son impact est exorbitant. Sur l’activité économique. Sur notre modèle social et environnemental aussi… Imposé notamment par les entreprises du CAC 40, il affecte jusqu’aux plus petites sous-traitantes, et même l’action publique.
Un article d’Émilie Turck paru dans le supplément de la NVO.
Deux éléments, deux facteurs de production sont nécessaires à la création de richesse : le travail et le capital. Tous deux sont rémunérés et représentent donc un « coût » pour l’entreprise. Le « coût du travail » nous est familier : il revient en permanence depuis plusieurs années dans les propos des gouvernants, des patrons et d’un certain nombre d’experts pour expliquer la crise économique et la baisse de la croissance. Et surtout, pour justifier des réformes qui tendent invariablement à aller dans le sens d’une réduction de la rémunération du travail, des qualifications, des salaires, en particulier de leur part « socialisée » sous la forme des cotisations sociales, qualifiées de ruineuses pour la croissance économique. Mais l’autre coût, celui du capital, est passé sous silence. Le Medef ne s’en plaint pas. Pourtant, son impact sur l’activité économique est énorme et court des entreprises du CAC 40 jusqu’aux plus petites sous-traitantes, affectant même l’action publique.
Pour bien comprendre de quoi il est question quand on parle du coût du capital, il faut tout d’abord distinguer le coût économique du coût financier. Le coût économique concerne l’ensemble des moyens de production : machines, bureaux, usines, moyens de transport, infrastructures, brevets industriels, etc., que l’entreprise doit fabriquer ou acquérir, entretenir et remplacer quand ils sont usés ou dépassés par le progrès technique. Ce que l’on appelle couramment les « dépenses d’investissement » représente en quelque sorte le « vrai » coût du capital, dans le sens de « capital productif ».
Mais la dépense ne s’arrête pas à ce coût économique. Lorsqu’elles veulent acheter et mettre en œuvre ces moyens de production, les entreprises doivent aussi rémunérer les personnes ou les institutions qui leur ont procuré de l’argent. Cet argent vient soit de prêteurs, comme les banques, soit d’actionnaires (fonds d’investissement, d’épargne mutuelle, fonds de pension, compagnies d’assurances). Ainsi, un coût financier s’ajoute au coût économique. Il consiste en intérêts versés aux prêteurs et en dividendes versés aux actionnaires pour rémunérer leurs apports en liquide lors des augmentations de capital, ou lorsqu’ils laissent une partie de leurs profits en réserve dans l’entreprise.
Les intérêts des prêts et les dividendes ont comme première justification de couvrir le risque encouru par les prêteurs et les actionnaires de ne jamais revoir leur argent, en raison de la possibilité de faillite de l’entreprise. C’est ce que l’on appelle le « risque entrepreneurial ». La seconde justification est qu’il y a une gestion administrative de l’activité financière – un service – qui consiste à transformer et aiguiller l’épargne liquide vers les entreprises. On admet donc que le coût financier rémunère en quelque sorte du risque, de l’expertise et du travail administratif.
Mais il y a toute une partie de ce coût global du capital qui ne se justifie par rien et vient surcharger inutilement le « vrai » coût. C’est de la rente indue, un « surcoût » du capital qui se chiffre à environ 100 milliards d’euros annuels, soit, selon le mode de calcul utilisé, entre 50 et 70 % du coût total du capital pour l’entreprise. Pour prendre un exemple concret, quand une machine coûte 100 euros par an (avec la marge de profit), l’entreprise paye entre 150 et 170 euros parce qu’elle doit verser une rente injustifiée économiquement aux apporteurs d’argent que sont les actionnaires.
La finance a en effet ce pouvoir exorbitant d’imposer aux entreprises le versement de cette rente à un niveau qu’elle fixe elle-même et qu’elle appelle « rentabilité du capital ». Nasser Mansouri-Guilani, économiste de la CGT, résume : « Avec les mesures de déréglementation et de libéralisation des économies, les marchés financiers ont pris du pouvoir et désormais la logique financière l’emporte sur la logique industrielle. Auparavant, on commençait par produire, puis avec l’argent de cette production on rémunérait le capital. À présent, la rémunération du capital est devenue le but ultime de l’entreprise, et l’orientation de la production, c’est-à-dire ce qu’il convient de produire, où (ici ou à l’étranger) et avec quels moyens se fait en fonction de l’intérêt de la finance. » L’exigence de rentabilité augmente et, avec elle, la part des dividendes et donc le coût global du capital. Pourquoi ? Parce que les capitaux peuvent se déplacer rapidement, et donc « exercer une pression avec laquelle ils s’imposent partout […], puisque l’exigence vis-à-vis des entreprises du CAC 40 s’impose aussi, par ricochet, aux sous-traitants ». La norme financière place la barre très haut pour les projets d’entreprise, dont le seuil de rentabilité doit désormais avoisiner les 15 % du capital investi.
On assiste ainsi, depuis une trentaine d’années, à un transfert de richesse qui est passé de 3 % de la valeur ajoutée française en 1980 à 9 % aujourd’hui, et qui ne sert pas à investir dans le développement économique ni à augmenter les salaires et le pouvoir d’achat. Le gâchis est énorme, explique encore Nasser Mansouri-Guilani. « Le potentiel productif ne se développe pas, car les moyens de production stagnent. Le rythme de croissance économique s’affaiblit. Là encore, les statistiques sont parlantes : jusqu’au milieu des années 1970, le taux de croissance économique annuel était de l’ordre de 5 à 6 %. Après, on est tombé à 2 % et depuis 2008, on tend vers 0 %. Le PIB français (2000 milliards d’euros environ) est au même niveau qu’en 2007. L’économie fait du sur-place. D’où l’explosion du chômage et l’appauvrissement d’une grande partie de la population. » Ainsi, le capital a un coût, non seulement économique et environnemental, mais également social.
Alors, comment sortir de l’impasse économique créée par la financiarisation du capital ? Pour l’économiste de la CGT, « si on dit que la hausse de la part des profits dans la valeur ajoutée résulte du développement des marchés financiers, de la déréglementation, de la globalisation, cela veut dire qu’il faut maîtriser les marchés ». Même les tenants du libéralisme pur et dur admettent que c’est nécessaire, et une intervention de l’État ne les gênerait pas, à condition que ce soit au service de leurs intérêts. C’est donc par le rapport de force entre les intérêts capitalistes et ceux des travailleurs que cette intervention publique peut réellement changer la donne. « On ne peut pas accepter un mode de développement qui détruit les emplois et le potentiel productif, conclut Nasser Mansouri-Guilani. Pour y mettre fin, il faut valoriser le travail et dévaloriser le capital. Dans l’histoire, cette dévalorisation du capital au profit du travail s’est opérée, en France, par la création de la Sécurité sociale, par l’idée du progrès social comme finalité ultime de l’économie. » Valoriser le travail, c’est réaffirmer l’objectif d’une Sécurité sociale de qualité pour tous, contre l’argument des « charges sociales » qui seraient trop élevées. C’est exiger un Smic à 1 700 euros, des formations qualifiantes et des emplois qualifiés, des moyens de production développés par l’investissement. C’est remettre l’humain au cœur de l’économie. Le défi est de taille.